Il y a quelques mois, j’ai perdu un élève que ses parents m’ont retiré par peur qu’il ne devienne « dégoûté » de la musique et ne prenne le piano en grippe.  Le motif était que le gamin, âgé de 6 ans, s’était senti « mal », avait « le coeur gros » et avait même fait des cauchemards après un cours où je lui avais fais des remontrances sur son manque de concentration, en lui expliquant calmement et de façon rationnelle – comme à un adulte en fait, sans le prendre pour un demeuré comme le font la plupart des parents – que je ne pourrais pas l’aider à progresser s’il ne m’aidait pas à lui transmettre ce qu’il devait savoir pour devenir pianiste.

À sa décharge, le gamin m’était confié de 18h30 à 19h, après une journée d’école où il était levé vers 7h, et je ne connais aucun enfant capable de concentration 12h après son lever. Mais malgré mes mises en garde et mon offre de déplacer le cours le samedi en journée, les parents avaient insisté pour le mardi à 18h30, parce que ça rentrait dans l’emploi du temps. Soit. Ce qui m’a choqué, en fait, c’est la réponse des parents aux premières difficultés de l’apprentissage (les 2 mois précédents s’étaient passés sans anicroche et l’élève était motivé) consistant à un abandon pur et simple face à la difficulté, plutôt qu’à un accompagnement renforcé jusqu’à ce que l’obstacle soit surmonté. Cette éducation à la mentalité du perdant m’a forcé à revenir sur mon propre apprentissage de la musique, au même âge, et à me poser bien des questions sur ce que peut et ce que devrait être l’apprentissage de la musique.

Contre-apologie de la facilité

Nous vivons une époque où la technologie a peu à peu éradiqué la difficulté de nos vies : plus besoin de puiser l’eau au puits pour se laver grâce à l’eau courante, plus besoin de ramasser et de couper le bois pour se chauffer grâce au gaz et à l’électricité, plus besoin de planifier des voyages longs et épuisants grâce aux automobiles rapides et confortables (et de moins en moins gourmandes en carburant), plus besoin d’attendre des semaines le courrier de ses proches grâce au téléphone et à internet… Toutes ces contingences évacuées, nous pouvons donc nous consacrer à nos loisirs et à nos plaisirs. Si en 1960, 38% du budget des ménages français était consacré à la nourriture (besoin vital s’il en est), en 2007 on y consacrait seulement 25% (source : INSEE ). En 2010, on veut économiser sur les produits de première nécessité pour pouvoir dépenser plus sur les loisirs et les services. Le mot d’ordre du XXIe siècle est facilité, rapidité et plaisir. Si l’amélioration de notre qualité de vie est tout à fait appréciable, la facilité nous a rendu également moins patient face à la difficulté, et moins résilient face à la frustration engendrée par tout ce qui reste non instantané autour de nous : qu’internet devienne plus lent ou que notre destinataire mette plus de 15 min à répondre à notre SMS et nous devenons irrascibles.

Dans le même temps – effet secondaire ou événement séparé ? – l’époque est à l’accomplissement personnel, au bonheur individuel et à la réalisation de son « moi » profond. Il suffit de voir la presse féminine et « lifestyle », les conférences et livres sur le développement personnel pour comprendre que la préoccupation est majeure. Réussir sa vie passe par réaliser ses rêves et être heureux pour soi, et si tout le monde fait semblant de regretter l’individualisme ambiant, peu sont prêts à faire passer la collectivité avant leur accomplissement personnel. Le culte de l’épanouissement personnel (au travail, dans sa vie de famille, ou dans ses projets personnels) est la nouvelle religion laïque, générant un chiffre d’affaire qu’il serait intéressant de mesurer, tant les séminaires, DVD, livres, stages, praticiens, conseillers, coachs etc. en développement personnel ont fleuris dans le monde occidental depuis les années 2000. Il faut donc s’accomplir, et s’accomplir sans douleur car la difficulté n’est pas un placement marketing vendeur.

Cependant, il reste deux domaines dans lesquels toute cette rhétorique du plaisir et de la facilité ne peut toujours pas s’appliquer : le sport et l’éducation. En 2015 comme en 1960, un sportif ou un étudiant se doit d’être patient, constant et acharné. Dans ces domaines, le succès s’obtient par le travail, l’abnégation, la régularité, la concentration, la discipline, et souvent la souffrance et les sacrifices. Proche de nous, Laure Manaudou est un exemple d’adolescente ayant quitté sa famille vers 15 ans pour vivre chez son entraîneur, passant 6h par jour dans un bassin à s’entraîner avant de raffler toutes les médailles de 2001 à 2007, année où elle claque la porte pour annoncer sa retraite début 2009, en « état de saturation qui la prive du plaisir de nager ».

Si le travail comme valeur est surtout une invention fasciste – on pense à « Travail, Famille, Patrie », la devise de l’État Français du Maréchal Pétain – il n’en demeure pas moins que développer des compétences est une responsabilité personnelle devant laquelle le reste du monde, même avec la meilleur volonté, demeure impuissant : il est impossible d’apprendre à la place de quelqu’un. L’apprentissage est un combat contre ses propres limites, et contre la facilité qui conseillerait d’abandonner pour « jouir sans entraves ». La musique, la peinture, la scuplture, la danse, le théâtre, les mathématiques, la physique, la philosophie, la course, le tir à l’arc, le vélo, la natation etc. ne se livrent à personne sans efforts répétés, acharnés et désagréables. Les artistes, comme les entrepreneurs, les sportifs et les hommes politiques savent une chose : la vie, c’est des projets, et les projets sont des combats.

Musique, art, travail, plaisir et facilité

La musique, en tant qu’art, est un drôle de paradoxe. La plupart des gens veulent l’apprendre « pour leur plaisir », or il n’y a aucun plaisir dans l’apprentissage, c’est à dire dans le travail, et il ne peut y en avoir, à moins d’être masoschiste. D’ailleurs, historiquement, le « travail » est un instrument de torture médiéval. Le plaisir de l’art, s’il existe, réside dans le résultat, dans l’aboutissement du travail, dans la satisfaction de l’accomplissement. Et encore, je ne connais pas d’artiste qui soit réellement satisfait de son travail accompli, généralement trop conscient des défauts de sa réalisation. Rechercher le plaisir dans l’art – donc dans le travail – est un leurre, et probablement la principale source d’abandon. C’est l’attente du résultat à long terme qui devra guider la persévérance et tous les efforts à court terme, car l’art est ingrat au quotidien et la satisfaction immédiate de ses attentes n’y a pas sa place.

Du point de vue de l’artiste, l’art n’est pas plus un plaisir : c’est un besoin, une nécessité, une évidence, un langage, une partie de sa vie. On ne fait pas de l’art parce qu’on a envie, on en fait parce qu’on en a besoin, qu’on a des choses à dire, ou qu’on ne sait rien faire d’autre. Sinon ce n’est pas de l’art, c’est un passe-temps bourgeois. L’art a ce quelque chose de viscéral et de radical qui requiert une complète implication et une entière conviction. Les couloirs du métro regorgent « d’artistes » sans succès qui massacrent des pièces connues sans conviction, sans âme et sans esprit. L’art « pour le plaisir » relève de l’oxymore, et n’engendre que la médiocrité. L’une des thèses de Nietzsche est que la vie est vaine et vide de sens, et que l’art fut inventé par l’homme pour rendre cette vacuité supportable. J’aime voir l’art comme une sorte de surcouche ajoutée par dessus le réel, pour le prolonger, le dépasser et finalement le rendre tolérable.

En musique, tout est contre nature. Oui, chanter sous la douche est naturel, et les instruments de musique ont été inventés probablement avant la maîtrise du feu. Mais rien n’est moins naturel que de supporter un violon entre son menton, son épaule et sa clavicule, rien n’est moins naturel que d’utiliser son pouce – opposable et plus court – dans le même axe que les autres doigts sur un clavier. La musique mélange la technique empirique du sport à la rigueur théorique des mathématiques, empilant les sources de difficulté.

Un pianiste doit par exemple apprendre par coeur la disposition des touches sur le clavier (théorie), puis la maîtrise séparée de chacun de ses doigts (psychomotricité), puis la rapidité et la précision des déplacements (sport), puis l’endurance musculaire dans les morceaux longs (sport toujours), sans parler de l’écriture de la musique et des techniques d’harmonisation (théorie), le lien entre l’attaque, le phrasé et les différentes esthétiques de l’histoire de la musique (mélange de théorie et de pratique), et enfin l’interprétation et de la communication émotionnelle à travers le son (l’art à proprement parler). Tout ceci au cours d’un travail de longue haleine, puisque la formation musicale dure au moins 10 ans et ne finit jamais vraiment, et régulier puisque la moitié du travail d’un musicien consiste à entretenir ses compétences pour ne pas les perdre, et que seulement 15 jours de pause engendrent une perte d’agilité à compenser par un surplus de travail.

La plupart des gens qui apprennent, ont appris ou apprendront la musique abandonnent, ont abandonné ou abandonneront. La cause que j’entends le plus souvent est le « manque de patience » ou l’ »absence de motivation ». J’ai moi même détesté la musique, détesté mon piano, détesté ma médiocrité et maudit la difficulté de l’exercice. Encore aujourd’hui, je m’énerve souvent devant mon clavier, à répéter des difficultés jusqu’à les surmonter, ou à retravailler des choses que j’ai maîtrisées par le passé et que j’ai perdues avec le manque de pratique. Mais j’ai continué, j’ai persévéré, en partie pour préserver un capital de 18 ans de travail acharné, et surtout parce que le piano fait partie de ma vie et que j’en ai besoin. La musique me permet des choses qu’aucune autre discipline ne permet. L’art en général, la photographie et la musique dans mon cas, sont des domaines de la vie où la vanité n’a pas sa place et où il est nécessaire d’être brutalement honnête avec soi-même. On peut y trouver de la vanité, bien sûr, dans la promotion et dans la représentation des arts, mais dans la pratique à proprement parler tout ce qui est faux ou feint se voit ou s’entend. On peut faire de la finance, de l’ingénierie ou de la médecine pour de mauvaises raisons, et obtenir de bons résultats. Faire de l’art pour de mauvaises raisons conduit à un fiasco. Même si c’est un fiasco parfois récupérable via le marketing, le matraquage publicitaire, et une promotion agressive. Au milieu de toute la montagne de superficialité, de manipulation médiatique et publicitaire qu’on nous impose de gravir tous les jours pour consommer, travailler, et tenir notre rôle dans cette société à l’équilibre fragile, l’art est le dernier éden de vérité et le seul refuge pour tous ceux qui ont conscience de la vacuité de l’existence. Mais c’est un sale boulot, exigeant, ingrat, long, difficile, et généralement peu rémunérateur. C’est une forme d’ascèse.

Bref, pour le plaisir, on a inventé le sexe.