La théorie musicale de base, en école de musique et au conservatoire, ne mentionne que les gammes en mode majeur (« gai ») et mineur (« triste »).1 Malheureusement, aucun mot sur d’autres modes, qui ont existé à la Renaissance puis ont été ré-introduits au XIXe siècle et surtout en jazz.

Le problème se pose lorsqu’on tente de transcrire (à l’oreille) des morceaux écrits dans d’autres modes que majeur/mineur : le mode fixe les altérations à la clé, et il faut décider d’une armature. La convention de notation des altérations à l’armature suppose elle-même qu’on utilise le majeur ou le mineur naturel : en majeur, le choix est évident, en mineur naturel, on utilise l’armature du ton majeur relatif. Le passage au mineur harmonique se fait ensuite avec une altération accidentelle — mais systématique — de la sensible (degré VII). Pour les autres modes, c’est la fête du slip. Soit on choisit l’armature la plus proche, au risque de biaiser l’interprétation tonale, soit on choisit le mode correspondant à la nature de la tierce entre I et III, au risque de devoir noter toutes les autres altérations en accidentelles.

Diviser la gamme

La physique du son nous informe que le son est une onde mécanique, c’est à dire une vibration (périodique) des molécules autour de leur position d’équilibre, caractérisée par sa fréquence2. La psychophysique nous informe que, si l’on double la fréquence d’un son, le son résultant est perceptuellement apparenté au son initial. La création d’une gamme musicale revient à subdiviser l’intervalle entre ces deux sons. Pythagore a choisi d’utiliser 6 subdivisions intermédiaires, produisant ainsi 7 intervalles. Ptolémée puis Zarlino récupèrent le même schéma, mais positionnent les degrés légèrement différemment. L’Asie a choisit la gamme pentatonique, à 4 subdivisions et 5 intervalles.3

L’intervalle entre un son (de fréquence donnée) et le son ayant le double de sa fréquence est donc appelé une octave, car c’est le 8ème son dans la gamme occidentale : l’octave est le seul intervalle définit (a posteriori) physiquement, puisque l’octave est une fréquence harmonique  (au sens physique) de la tonique. On conserve le terme octave pour désigner deux sons dont les fréquences relatives sont doublées, même dans les gammes pentatoniques (où la fréquence double correspond en fait au 6e son de la gamme).

La subdivision principale de l’octave est la dominante (degré V) : sa fréquence est définie, dans la gamme naturelle, à équidistance de la tonique et de son octave. En terme de fréquence sonore, si la tonique a une fréquence $f$, la dominante a une fréquence $1,5 f$ et l’octave $2f$. Ce fait reste vrai (avec une erreur minime) dans la gamme à tempérament égal .

Mais la dominante ne partage pas la gamme en deux parties égales : de la tonique à la dominante, on trouve 3 degrés, de la dominante à l’octave, seulement 2, soit une quinte juste entre I et V et une quarte juste entre V et VIII. La dominante est donc le centre fréquentiel de l’octave, mais c’est le triton (quarte augmentée) qui est le centre géométrique de la gamme chromatique (partageant les degrés en 2 moitiés égales).

Les subdivisions secondaires (degrés II à VII en excluant V) sont ensuite purement arbitraires, inégales et reposent sur des choix parfois esthétiques, parfois numérologiques (rapports de nombres censés avoir un sens métaphysique). La gamme tempérée, utilisée depuis le XVIIIe siècle, fixe un intervalle constant entre les demi-tons pour des raisons pratiques : pouvoir jouer dans tous les tons et tous les modes sur le même instrument, sans devoir ré-accorder. Ceci introduit une erreur de hauteur par rapport à la gamme naturelle, mais permet non seulement la transposition entre morceaux mais également le chromatisme et le changement de tonalité à l’intérieur d’un même morceau (largement nécessaire pour la musique du XIXe siècle).

Trouver le ton

Le ton est donné par la tonique : la note centrale du morceau. La définition de note centrale est purement perceptuelle — c’est l’oreille qui la déduit du contexte, si bien qu’en jazz, par exemple, il peut y avoir débat sur la tonique réelle d’un morceau car on peut trouver plusieurs candidats plausibles. Wagner, et dans une moindre mesure Beethoven, se sont également fait une spécialité d’utiliser le chromatisme pour changer localement de gamme, donc de tonique, la tonique peut donc changer d’une phrase à une autre.

Walter Piston rappelle que le mode est donné par les relations entre les degrés de la gamme et cette tonique, et en particulier par les intervalles entre les degrés I-III et I-VI, qui peuvent être majeurs ou mineurs. C’est seulement dans les modes orientaux que les intervalles entre les degrés I-IV et I-VII, peuvent être affectés. Il faut noter que tous les modes courants (i.e. tous sauf le locrien) d’un ton donné ont en commun le degré V (dominante), si bien que l’intervalle I-V est toujours une quinte juste, peu importe le mode. À cet égard, Piston mentionne que l’indice le plus fiable de la tonalité d’une pièce est l’enchaînement V-I, utilisé en particulier comme cadence parfaite, bien plus que d’aller chercher la racine (fondamentale) de la triade  la plus utilisée.

Construire les modes

La construction des modes d’héritage grec peut se faire, de manière mécaniste, en utilisant la gamme de do majeur (sans altérations) : chaque mode se construit alors en prenant comme tonique l’un des degrés de la gamme de do majeur, puis en poursuivant l’ascension en utilisant uniquement les notes naturelles. On obtient alors une séquence d’intervalles (tons, demi-tons) que l’on peut transposer dans tous les tons. Je donne ici les gammes naturelles puis leur transposition dans le ton de do, puis enfin les gammes turques/perses utilisant seulement des intervalles compatibles avec la gamme à tempérament égal (en excluant toutes les gammes utilisant le quart de ton) :

Mode ionien, aka majeur, aka mode de do
Mode dorien, aka mode de ré
Mode phrygien, aka mode de mi
Mode lydien, aka mode de fa
Mode mixolydien, aka mode de sol
Mode eolien, aka mode de la, aka mode mineur naturel
Mode locrien, aka mode de si
Mode nawa atar, aka mode hongrois (de do)
Mode hijaz, aka mode hongrois de ré
Mode chadda arabane, aka mode hongrois de sol

Les gammes turques (nawa atar, hijaz et chadda arabane) utilisent une seconde augmentée (mi b - fa #) dans leur forme fondamentale macro-tonale, qui est déplacée entre différents degrés selon les tonalités. J’ai sélectionné ici seulement les gammes turques qui n’utilisent pas d’intervalle micro-tonal.

Au conservatoire, on apprenait l’enchaînement des gammes mineures et majeures via les intervalles relatifs entre leurs degrés. L’exercice me paraît peu pertinent dans une perspective harmonique, surtout dans un contexte d’improvisation. Il me semble plus utile d’exprimer les degrés par leur intervalle avec la tonique :

ModeI-III-IIII-IVI-VI-VII-VII
ionien2nde maj.3ce maj.4te juste5te juste6te maj.7ème maj.
dorien2nde maj.3ce min.4te juste5te juste6te maj.7ème min.
phrygien2nde min.3ce min.4te juste5te juste6te min.7ème min.
lydien2nde maj.3ce maj.4te aug.5te juste6te maj.7ème maj.
mixolydien2nde maj.3ce maj.4te juste5te juste6te maj.7ème min.
eolien2nde maj.3ce min.4te juste5te juste6te min.7ème min.
locrien2nde min.3ce min.4te juste5te dim.6te min.7ème min.
nawa atar2nde maj.3ce min.4te aug.5te juste6te min.7ème maj.
hijaz2nde min.3ce maj.4te juste5te juste6te min.7ème min.
chadda arabane2nde min3ce maj.4te juste5te juste6te min.7ème maj.

Équivalence tonal-modal

En transposant tous les modes ci-dessus dans le ton de do, on fait apparaître des ensembles d’altérations qu’on peut reconnecter aux gammes majeures. Il apparaît alors que les modes d’héritage grec sont des gammes majeures dont on a changé la tonique. Autrement dit, en utilisant les modes grec du ton de do, il suffit de déplacer correctement la tonique (de sorte à obtenir une tierce majeure entre I-III et une sixte majeure entre I-VI) pour former une gamme majeure utilisant exactement les mêmes notes.

image

  1. Cette histoire de triste vs. gai est une simplification abusive du caractère majeur/mineur et se révèle souvent fausse à l’écoute… ↩︎

  2. de laquelle on peut déduire sa longueur d’onde via la vitesse de propagation, dépendant de l’élasticité du matériau traversé. ↩︎

  3. Voir Wikipedia  pour le détail de la construction des degrés, la page est particulièrement complète. ↩︎